• Couleur des Gilets Jaunes et de Poufsouffle.

     

    A.S. 2019-03-13

     

     

     

    §0 Pastoureau, historien de référence pour les couleurs, a été évidemment consulté sur la couleur jaune des Gilets Jaunes. Au delà de l’idée – géniale – d’utiliser un article voyant que tout automobiliste doit avoir (et le prix du carburant a été au début le thème essentiel), on pouvait effectivement se demander si la couleur avait une valeur propre - dans la conscience ou la subconscience de ses promoteurs, ou dans celle du public.

     

    Source : www.liberation.fr

     

    Interview de Michel Pastoureau par Catherine Calvet, 2018-12-05

     

    L’exposé de Pastoureau suggère plusieurs pistes.

     

     

     

    §1 Première piste, le choix par défaut. « Toutes les couleurs de base sont déjà prises », observe Pastoureau. Ne reste que le jaune, alors même que « dans toutes les enquêtes d’opinion sur la notion de "couleur préférée", partout en Europe, le jaune est cité en dernier parmi les six couleurs de base ».

     

     Effectivement dans la contre-offensive médiatique contre le mouvement, quand il s’est agi de nier sa singularité politique, on a vu surgir la symbolique politique des couleurs : les Gilets Jaunes sont en fait des bruns (extrême-droite), des rouges (extrême-gauche), ou, pire, des rouges-bruns.

     

     

     

    §2 Seconde piste, le bas statut de la couleur jaune, qui s’accorde avec l’usage modeste du gilet de sécurité. Il convient ici de rappeler une anecdote. « Lors de l’été 2008, Karl Lagerfeld avait (...) prêté son image à une campagne de communication de la Sécurité Routière, qui venait d’imposer la présence d’un gilet jaune (...) dans les coffres de toutes les voitures de France. Il suffisait de lire le slogan pour avoir dans l’oreille l’inimitable accent germanique de Karl Lagerfeld : " C’est moche, c’est jaune, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie" »[1]. C’est un classique de la rébellion que de prendre comme marque un élément méprisé. Mais ici ce n’est pas la reprise en défi d’un terme venu de l’adversaire, comme pour les « Gueux » de la révolte des Pays-Bas, c’est un élément choisi.

     

     

     

    §3 Troisième piste. Pastoureau nous rappelle que « le jaune incarne le mensonge et la tromperie. Au reste, il s’agit aussi bien des trompeurs (des "casseurs de grève", par exemple) que des trompés (les maris cocus au théâtre) ». Mais quand l’interviouveuse demande si “Les gilets jaunes aujourd’hui sont plutôt du côté des trompés”, Pastoureau n’en est pas convaincu. À raison sans doute - il observe plus loin : « C’est une couleur nouvelle en politique et beaucoup de gens ignorent sa symbolique négative liée à la trahison. ».

     

     

     

    §4 On proposera ici une quatrième piste. Le jaune est une couleur chaude, et de forte visibilité, mais c’est une couleur peu saillante,  du fait de sa clarté « essentielle » – la couleur jaune ne correspond qu’aux nuances les plus claires de la teinte (les nuances sombres de la même teinte relèvent de la couleur brune) et d’effets psychophysiques. Ceci lui donne une affinité avec un mouvement sans fantasmes grandioses (préoccupé « plutôt par la fin de mois plutôt par la fin du monde »), et lié à des catégories « modestes ». Un des aspects du mouvement a été une entrée en politique des travailleurs subalternes[2], avec par exemple une présence remarquée des caristes et des aides-soignantes. Ces catégories ne relèvent pas d’une lumpen-petite bourgeoisie selon le concept utilisé par Jacques Julliard, à contre-sens par rapport au concept de lumpen chez Marx[3]. Elles ne sont pas marginales par rapport à l’organisation du travail (de l’hôpital ou de l’atelier, par exemple) et encore moins marginales éthiquement (en fait leurs tâches ne sont pas d’une haute technicité, et les qualités professionnelles correspondantes seront avant tout des qualités morales). Elles sont intégrées, mais avec un statut modeste.

     

     Pastoureau aurait plutôt pensé, pour un nouveau mouvement,  à l’orange, comme dans la « révolution orange » d’Ukraine. Mais la couleur saillante qu’est l’orange ne convenait pas à l’étrange « soulèvement des modestes ».

     

     

     

    §5 Pastoureau insiste sur l’opposition entre l’or, jaune brillant, et le jaune ordinaire (non brillant, ou sans spécification de brillance). « À  partir du XIIe siècle, l’or devient peu à peu le bon jaune, signe de richesse, de beauté, de prospérité. Il est associé au culte divin et renvoie au sacré. Il ne reste au jaune ordinaire que les aspects négatifs : mensonge, hypocrisie, trahison. On pourrait dire que le responsable du "mauvais" jaune, c’est l’or. »

     

     Cette même opposition ne peut qu’aider le jaune à devenir la couleur modeste. Et il n’a pas fallu longtemps pour voir opposer les gilets jaunes aux gilets dorés. Un exemple entre autres : Jack Dion, Marianne, 2019-01-25: « À défaut de débattre avec des ‘gilets jaunes’, Emmanuel Macron a invité au château de Versailles les ‘gilets dorés’ de la finance internationale, à l’occasion de la deuxième édition d’un salon baptisé Choose France ».

     

     

     

    §6 Qui s’intéresse à la mythologie fictionnelle moderne pense ici aux couleurs des Maisons de Poudlard. Le mythe pottérien créé par Rowling associe une couleur propre à chacune des quatre Maisons de Poudlard ; c’est la couleur de la bannière de la Maison, et aussi la couleur des robes de ses élèves (sorciers et sorcières portent habituellement des robes).

     

     La couleur jaune est attribuée à la Maison Poufsouffle (en v.o. Hufflepuff).

     

    Sur quoi repose donc la différenciation des quatre Maisons ? Exclusivement sur des traits de la personnalité des élèves, traits qui sont magiquement décelés à leur arrivée au Collège par le Chapeau Répartiteur (« Sorting Hat » ; le « Choixpeau Magique » dans la version française). Le principe de la répartition des élèves tel qu’il est exposé par le Choixpeau Magique lui-même (HP1:120-121) – c’est nous qui soulignons :

     

     

     

    « Mettez-moi donc sur votre tête

     

    Pour connaître votre maison.

     

    Si vous allez à Gryffondor

     

    Vous rejoindrez les courageux,

     

    Les plus hardis et les plus forts

     

    Sont rassemblés en ce haut lieu.

     

    Si à Poufsouffle vous allez,

     

    Comme eux vous s’rez juste et loyal

     

    Ceux de Poufsouffle aiment travailler

     

    Et leur patience est proverbiale.

     

    Si vous êtes sage et réfléchi

     

    Serdaigle vous accueillera peut-être

     

    Là-bas ce sont des érudits

     

    Qui ont envie de tout connaître.

     

    Vous finirez à Serpentard

     

    Si vous êtes plutôt malin,

     

    Car ceux-là sont de vrais roublards

     

    Qui parviennent toujours à leurs fins. »

     

     

     

    Le jaune est donc attribué à une Maison dont le correspondant social idéal est assez précis[4]: des travailleurs modestes dont les qualités propres sont morales.  

     

    Les Gilets Jaunes, c’est le soulèvement de Poufsouffle. 

     

     

     

    §7 La conformité de la répartition des qualités des Maisons de Poudlard au schéma quadrifonctionnel indo-européen saute aux yeux. Gryffondor est la maison de la bravoure – voici la fonction F2. À Serdaigle appartiennent sagesse, savoir et réflexion : on est dans F1. Ceux de Serpentard ont des qualités ambiguës d’ambition et de ruse, en elles-mêmes extérieures à l’ordre, donc F4, avec une note négative d’absence de scrupules. À Poufsouffle on est loyal, travailleur, patient : qualités de la troisième fonction, F3.

     

     

     

    §8 De ces qualités de troisième fonction on peut passer aisément à des qualités politiques de docilité sociale et de déférence. On les retrouve dans les pensées indo-européennes anciennes[5], et on ne peut éviter de noter que Poufsouffle, dans le récit pottérien, est la Maison dont le rôle est de loin le moins marquant. Certes il est logique que le rôle de F3 soit moins marquant que celui de F2 dans un récit épique de combat. Reste qu’on peut penser à un soubassement idéologique élitiste, reprenant dans une fiction juvénile du vingtième siècle un très ancien thème, dont les Gilets Jaunes marquent alors le rejet.

     

     

     

    §9 Si les Maisons de Poudlard suivent étroitement le modèle quadrifonctionnel indo-européen, en revanche la symbolique fonctionnelle des couleurs qui apparaît dans le mythe pottérien ne peut être héritée simplement et directement des anciens schémas indo-européens, du fait que le système conceptuel des couleurs de l’Europe moderne est lui-même très différent de celui qu’on peut reconstituer pour l’époque indo-européenne commune.

     

    Notre étude (La Quatrième Fonction, 2012, chapitre V) nous a amenés à restituer une palette indo-européenne comprenant quatre couleurs fondamentales: le blanc, le rouge – deux couleurs assez proches des blanc et rouge du système occidental moderne - le “syame” regroupant les couleurs foncées et froides, le “chlore  correspondant à peu près au jaune et au vert (et au blanc impur). Pour avoir une idée plus précise de cette structure, se reporter au billet antérieur La palette quadrichrome des Indo-Européens. Ces quatre couleurs étaient associées aux quatre fonctions F1, F2, F3, F4.

     

    Deux des onze couleurs fondamentales de l’Occident moderne, le jaune et le vert, peuvent être considérées comme héritières de la couleur “chlore” indo-européenne, associée à la quatrième fonction, et elles ont effectivement hérité de la symbolique de cette fonction, du moins pour une part – une part s’affaiblissant au cours du dernier siècle. Si le vert a gardé chez Rowling des connotations du “chlore”, ce n’est pas le cas général dans les esprits contemporains. La vague de la sensibilité écologiste l’a associé fortement à des valeurs de vie. Le jaune qui avait gardé certaines connotations du “chlore” semblent les perdre dans la période actuelle.

     

    Que Rowling ait assigné le vert à la maison F4, Serpentard, peut être considéré comme un fossile de la symbolique indo-européenne des couleurs, qui dans la culture occidentale contemporaine semble dans la dernière phase de son exténuation.

     

     Le jaune de Poufsouffle a lui une motivation moderne de modestie.

     

     

     

     

     

     

     



    [1] La Voix du Nord, 2019-02-19.

    [2] Bien entendu, nous ne prétendons pas ici faire une sociologie de la « fièvre jaune ». Nous ne considérons qu’un de ses aspects sociaux, mais un aspect remarquable.

    [3] Jacques Julliard, « Lexique de la fièvre jaune », Marianne, 2018-12-07

    [4] Ce qui n’est pas général. En particulier Gryffondor renvoie à des catégories socio-professionnelles variées.

    [5] Y compris s’agissant de personnages héroïques incarnant la troisième fonction. Ainsi dans le Mahâbhârata, les jumeaux Nakula et Sahadeva, Pāndavas de troisième fonction selon l’analyse de Dumézil  (Mythe et épopée I, chapitre II). Les textes « mettent en valeur leur docilité et leur serviabilité : ils sont "obéissants envers leurs maîtres"». (p. 65)

     


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